Les stades du monde entier sont orphelins de leurs supporters, de cette âme qui les habitent chaque semaine, de cette vie passionnelle et passionnante qui anime ses tribunes, de cette ferveur que l’on aime tant. Les stades du monde entier possèdent leur propre histoire, leur vécu, leur moments de gloire comme de déboire. Que peut-il nous rester de ces événements passés, de ces moments de communion, de vie ? Des souvenirs, présents intimement dans notre esprit, des récits mais aussi la photographie, qui capte, aimante, attire l’image jusqu’à l’emprisonner. Une prison dorée, qui nous permet, à nous autres amoureux du football, de revivre ces épisodes du passé commun avec notre club l’espace d’un court instant. Tony Cole fait partie de ceux qui sillonnent les couloirs du stade, les tribunes, les foules, à la recherche de ces clichés pour l’éternité. Entretien.

Bonjour Tony, pouvez-vous vous présenter, d’où venez-vous et que faites-vous dans la vie ?
Je m’appelle Tony Cole, je viens de la belle ville de York et quand je ne prends pas de photos ou ne publie de livres, je suis responsable des achats pour la British Library.
Quel est votre rôle exactement dans ce boulot ?
J’achète des choses, pas de livres cependant. Biens, services et travaux pour soutenir notre opération. En temps normal, je voyage entre le Yorkshire et Londres où se trouvent nos principaux bureaux et espaces publics. La British Library est une excellente organisation – nous avons beaucoup de livres sur la photographie et le football !
La littérature sportive, et plus particulièrement le football, a-t-elle une place importante sur le marché du livre et dans les librairies anglaises ?
Il y a beaucoup de livres sur le football, mais ce sont généralement des biographies axées sur les joueurs, les managers ou sont des histoires (assez ennuyeuses) de club. En termes de photographie, il existe de nombreuses revues de journaux ou de photos de presse sur le football, mais encore une fois, cela a tendance à se concentrer sur des photos historiques de terrains, de joueurs et seulement occasionnellement de fans. Il n’y a pas beaucoup de livres qui se concentrent uniquement sur les fans, la culture du football et l’expérience des supporters..
Vous venez de sortir, justement, un deuxième livre photo sur un club qui vous tient à cœur, dans votre ville natale … Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
Le York City FC est très spécial pour moi. Je les regarde depuis que je suis enfant, c’était dans les années 80, quand ils étaient en fait assez bons. Au moment où j’ai commencé à les regarder, ils étaient les premiers à marquer 100 points en une saison et aussi la première équipe à marquer 100 buts (ils ne perdaient pas !). Malheureusement, les 35 dernières années furent terribles, mais c’est le sort d’un fan de football, vous devez rester avec l’équipe quels que soient les résultats. Dans mon livre, c’est ce que j’essaye de montrer, tous ces fans qui comme moi, sont restés malgré tout ça, coincés avec l’équipe à travers ces temps difficiles. Dans le football, on accorde trop d’importance aux joueurs et pas assez aux supporters. Les joueurs sont temporaires, les fans sont pour la vie. Je pense que cela mérite d’être reconnu.
On peut voir dans vos photos différents angles de la vie anglaise, de la vie de rue, des regards ou expressions que l’on peut interpréter de manière infinie … Quel est le but recherché par le photographe que vous êtes ?
C’est très gentil de votre part de le dire ainsi. J’essaie simplement d’enregistrer, de capter ce dont je suis témoin. La vie n’est pas extraordinaire pour la plupart des gens, mais il y a une certaine beauté à reconnaître que les choses ordinaires que nous faisons tous peuvent être capturées, figées pendant un moment et observées de plus près. Les humains sont beaux, plein de variétés. Je pense que nous sommes programmés en tant qu’animaux sociaux pour nous intéresser aux autres. Je trouve fascinant de capturer des moments de joie, de colère, de frustration. Dans la vraie vie, ces sentiments partent en une seconde. Dans une photographie, ils sont détenus pour toujours.

Quel a été le déclencheur de cette attirance pour la photographie? Que ressentez-vous derrière l’objectif de votre appareil ?
Je suis particulièrement fasciné par les foules. La façon dont nous nous comportons collectivement est parfois très différente de la façon dont nous nous comportons en tant qu’individus. Le football nous offre un espace pour transgresser notre comportement poli habituel. Nous payons pour être admis dans un espace où nous pouvons crier, utiliser un mauvais langage, c’est comme une thérapie. Mais c’est aussi un lieu qui nous apprend à collaborer, à nous unir et à nous entraider. Je vois tout cela se produire – parfois en même temps – lorsque je regarde dans le viseur.
Dans votre premier livre, vous essayez d’immortaliser des moments voués à ne plus être vécus, du fait de la création d’un nouveau stade. La photographie comme souvenir, comme nostalgie d’une époque révolue ?
Oui et non. Dans Home End, j’ai entrepris d’enregistrer l’architecture physique de Bootham Crescent avant qu’il ne soit démoli. Je voulais vraiment créer un disque photographique que les gens – y compris mes propres enfants – pourraient regarder en arrière et se souvenir… Alors oui, la nostalgie y joue forcément un rôle. Mais, en enregistrant le terrain lui-même, j’ai réalisé que ce qui le rend spécial, ce qui le rend « home end » (chez soi, ndlr), ce sont les imbéciles comme moi qui y assistent chaque semaine, donc c’est aussi devenu un portrait de fans de football alors que le football change et que de plus en plus de clubs quittent nos bons vieux terrains humains et passent sur des stades plus mécaniques, ennuyeux et modernes. Je voulais montrer une partie de la passion et de l’excitation que l’on n’a que sur une terrace (les fameuses tribunes debout, ndlr). Cela nous permet de suivre l’action et d’influencer celle-ci d’une manière impossible à réaliser quand on est assis. On se sent complètement différent. Mon nouveau livre All Gone Away va plus loin. La Covid a accéléré la distanciation des fans. Les choses que nous aimons le plus, l’unité, la foule, les cris, les poussées, l’élément humain viscéral du football, ont été supprimés. Dans All Gone Away, je veux montrer ce que nous perdons.
Vous avez dit pour The Guardian que la distance avec les sujets photographiés était importante, que votre présence derrière l’objectif devait, en quelque sorte, devenir une absence. Pourquoi ?
Parce que je veux que les photographies documentent la réalité et ne soient pas « posées ». La plupart des gens vont se comporter différemment, tenir leur corps différemment, changer d’expression, de sourire, s’ils voient une caméra. C’est bien pour Instagram, mais ici je veux nous enregistrer comment nous sommes – peut-être pas comment nous nous voyons – mais comment les autres nous voient.
Vos deux livres nous racontent l’histoire et la vie du club de York City et de Bootham Crescent, son stade traditionnel, mais aussi d’autres endroits et clubs liés à cette histoire du football anglais. Avez-vous l’intention d’aller voir d’autres stades aussi, dans le pays ou même à l’étranger ?
Oui, certainement, je souhaite explorer un large éventail de clubs au Royaume-Uni et à l’étranger. Je veux voir si mon expérience de York est unique ou s’il y a quelque chose d’universel dans l’expérience des fans que je peux capturer. Je suppose que le problème est que je devrai manquer les matchs de York City pour faire cela. Eh bien, ce n’est peut-être pas une mauvaise chose, étant donné à quel point nous sommes horribles en ce moment !
Vous utilisez régulièrement le noir et blanc pour vos photos. Est-ce une manière de représenter l’histoire, une certaine nostalgie, la mélancolie ?
Toutes les meilleures photographies sont en noir et blanc. Je photographie des gens et avec la couleur on voit juste des vêtements, avec du noir et blanc on voit du caractère !

La photographie peut-elle rendre le football ou tout autre sujet romantique ? On associe souvent la beauté et la mélancolie au romantisme, cela peut se voir au travers de la photo ?
Bien sûr ! Pour moi, tout d’abord, j’essaye de photographier ce qui me passionne. Y’a-t-il quelque chose de plus romantique que le football ? C’est le premier et le plus grand amour de notre vie. Il peut nous traiter de manière terrible mais nous donne parfois les récompenses les plus incroyables. Assez d’excitation pour nous intéresser mais sans jamais être satisfait. Alors quand je vois une foule, je vois tout ce désir désespéré d’être rendu heureux par quelque chose que nous aimons mais aussi l’angoisse d’être déçu et la frustration de voir notre foi trahie. Les hommes ont parfois du mal à vraiment montrer leurs émotions. Mais pas au football. C’est normal, entre amis, entre compagnons romantiques, de partager nos rêves et de ne pas en avoir honte. Je veux montrer un petit peu de tout cela. La façon dont je photographie est sombre, des flaques de lumière, le film noir a une énorme influence. C’est romantique mais aussi tragique, quand on voit un stade en ruine, plein de mélancolie…
Quand York City jouera dans son nouveau stade, continuerez-vous à photographier tous ces moments de vie ensemble ?
Pour commencer, oui. Je suis curieux d’observer la transition des fans et de voir si cela nous change. Cependant, je veux voyager plus, donc il est probable que je regarderai York plus fréquemment et que je voyagerai pour regarder des équipes alternatives quand York sera à la maison. Je veux vraiment élargir mes horizons à de nouveaux terrains.
Pensez-vous réaliser un nouveau projet de livre, pas forcément sur le football, mais dans le même esprit de capturer la vie et les émotions ?
Je travaille sur un livre loin du football. Un livre de photographie de rue donc oui, j’espère. Le temps est le problème, le travail, la famille, le football, tout cela prend beaucoup de temps…

Un grand merci à Tony Cole pour sa disponibilité et sa gentillesse. L’un de ceux qui nous permettent de mettre des mots ou des images sur une passion commune, à travers la capture de moments, d’émotions, de paysages. Un artiste qui permet le partage et la beauté de ce que peut nous offrir le football, et tant d’autres sujets encore. Ce genre d’ouvrage nous permet de voyager au cœur de clubs divers et variés, de stades reculés, de championnats éloignés. La photographie comme trace indélébile d’une époque, de souvenirs, de moments merveilleux comme périlleux. Longue vie à tous ceux qui, comme Tony, arpentent ces blocs de béton, ces rues aux abords des stades, ces couloirs sinueux et autres environnements proches du football. En espérant que notre interlocuteur puisse publier son troisième ouvrage sans encombre afin de poursuivre ses captures de vie. Vous pouvez retrouver Tony et ses « travaux » sur les réseaux sociaux : @Yorktone sur Twitter, sur Instagram, sur Flickr, ainsi que sur son site internet : Yorktonebooks.

Photographies issues de la collection personnelle de Tony Cole.